La
réalité rejoint la fiction.
En 1953, le magazine américain, The Reader's Digest, demanda
à Jean Giono d'écrire quelques pages pour sa
rubrique "L'homme le plus extraordinaire que j'ai jamais
rencontré". L'écrivain se mit donc avec plaisir
à l'ouvrage et, quelques jours plus tard, le texte
tapé à la machine par son épouse
était expédié. La réponse
du magazine ne se fit pas attendre. C'était tout
à fait ce qui convenait.
Toutefois, et cela Jean Giono ne le savait pas, le Reader's Digest
soumettait tous les textes envoyés à une
véritable petite enquête pour vérifier
que le personnage extraordinaire en question avait bel et bien
existé.
Des enquêteurs furent donc envoyés sur place;
notamment un certain John D. Panitza, correspondant à Paris
de la publicatio, fut reçu au mois de juin 1953 par le
conservateur des Eaux et Forêts de Digne. Il alla
même sur le terrain dans le secteur de
Saint-André-les-Alpes-Vergons et du
côté de Banon, lieu du décès
d'Elzéard Bouffier.
Peine perdue ! Le chef de district des Eaux et Forêts de
Saint-André, M. Garcin, eut beau enquêter sur
place, rien ne fut trouvé : "Il existe bien dans le canton
de Piventru (commune de Vergons) un taillis de chênes et
hêtres mélangés mais,
d'après M. Beraud (maire de Vergons), il est d'origine
très ancienne et n'a rien à voir avec le semis de
glands et hêtres dont il est question".
A la suite de cette enquête, Jean Giono reçut donc
une deuxième lettre du Reader's Digest, dont le ton avait
bien changé, puisqu'on l'y traitait d'imposteur et son rexte
lui fut même renvoyé !
La nouvelle ne parut donc pas dans le magazine qui en aviat
passé commande.
Le texte fut finalement publié pour la première
fois, et en anglais, par la revue américaine "Vogue", le 15
mars 1954, sous le titre "The man who planted hope and grew hapiness"
(L'homme qui sema l'espoir et récolta le bonheur). Il
remporta d'emblée un énorme succès et
fut publié en treize langues... sauf en langue
française.
La revue "Trees and Life" de l'été 1956 publia
également cette nouvelle. Une lady anglaise,
après l'avoir lue, écrivit le 20 mars 1957 au
conservateur d'Aix-en-Provence qui fit suivre à son
collègue de Digne, pour avoir des nouvelles de
l'œuvre de ce berger solitaire.
M. Valdeyron, conservateur des Basses-Alpes, fit faire des
enquêtes sur le terrain au personnel des Inspections de Digne
et de Sisteron. C'est ainsi que M. Richaud, agent technique des Eaux et
Forêts de Banon vérifia les registres
d'état civil en mairie de Bnaon de 1913 à 1957 et
conclut : "aucun nommé Bouffier n'est
décédé ni à l'hospice, ni
dans la commune". De même, M. Simon, inspecteur à
Digne rendit compte au conservateur : "Elzéard
Bouffier est inconnu des anciens de Vergons; aucune trace de son
existence sur les registres communaux de Vergons"...
Las du peu de résultats de ces recherches, M. Valreyron,
répondit le 10 mai 1957, à Mme. Johnston - cette
lady du Surrey - qu'il n'avait pas retrouvé les traces de M.
Bouffier, ni à Banon, ni à Vergons. Il ajoutait :"L'article
de votre journal semble donner des renseignements pas très
exacts. Si c'était possible, je serais heureux de pouvoir le
lire. Pourriez-vous me le communiquer ?"
Ce qui fut fait rapidement, si bien que M. Valdeyron écrivit
le 24 mai 1957 à Jean Giono la lettre suivante :
Objet : l'homme
qui sema
l'espoir et récolta le bonheur
Monsieur,
J'ai pris connaissance dans la revue 'Trees and Life" de
l'été 1956 d'un article ainsi intitulé
écrit par vos soins.
Vivement intéressé par tout ce qui y est
rapporté, je vous serais très reconnaissant de me
faire connaître l'endroit précis où M.
Bouffier effectua ses semis afin de me permettre de retrouver la trace
de ce berger peu ordinaire mais bien sympathique.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma
considération distinguée".
La réponse de
l'écrivain ne se
fit pas attendre puisque le conservateur la reçut le 27 mai
1957. cette lettre fut d'ailleurs publiée dans la Revue
Forestière Française N°6 de 1973. Jean
Giono y précisait notamment "navré de
vous décevoir, mais Elzéard Bouffier est un
personnage inventé"...
Mais tout le monde avait cru et continuait de croire à cette
histoire.
La société canadienne Audubon voulut en 1968
consacrer un article de sa revue à Elzéard
Bouffier acr Jean Giono, qui s'était pris au jeu, avait dans
une interview parue dans le "Guardian of Manchester",
déclaré avoir été le
témoin du fait, dit que M. Bouffier avait
été décoré de la
légion d'honneur et était mort en 1947
à l'âge de quatre-vingt-neuf ans et
affirmé que la forêt plantée
était administrée depuis 1935 par le service des
Eaux et Forêts. Le consul général de
France à Toronto demanda donc des précisions au
ministère de l'Agriculture à Paris.
D'autres sociétés de protection de la nature
canadiennes (Sierra Club of Western Canada de Colombie Britannique,
notamment) écrivirent...
Jean Giono lui-même envoya une vieillle photo jaunie d'un
vieillard inconnu (au dos de laquelle il avait écrit de sa
main le nom d'Elzéard Bouffier) à un
éditeur allemand qui souhaitait écrire la
biographie de cet illustre berger...
Une québécoise se rendit même
à Banon pour y fleurir la tombe d'Elzéard
Bouffier !...
Et maintenant, l'Office National des Forêts s'associe
à la sortie "grand public" de ce film remarquable (L'homme
qui plantait des arbres - film d'animation) de
Frédéric Back, sorti au Québec en 1987
et qui fit l'objet dans le journal "La Press" de Montréal du
3 avril 1987, de la critique de M. Jacques Dufresne dont voici quelques
extraits :
"Je ne sais plus quel Oscar a donné son nom
aux trophées les plus convoités de la
planète, mais je connais depuis dimanche soir dernier un
certain Elzéard Bouffier dont le nom mériterait
bien d'être rattaché à un prix qui,
chaque année, récompenserait le film ayant le
plus contribué à la défense et
à l'illustration de la vie. Je fais, bien sûr,
allusion au film de Frédéric Back que nous avons
pu voir... Elzéard Bouffier a-t-il vraiment
existé ? On voudrait le croire. Et si c'était les
naïfs qui, dans ce cas, avaient raison ?... Il se pourrait
bien qu'avec l'aide de Frédéric Back,
Elzéard Bouffier devienne plus célèbre
dans le monde que Jean Giono. Au début de ce
siècle, le grand philosophe espagnol Miguel de Unamuno a
écrit une biographie de Don Quichotte et Sancho Panza.
C'était le plus bel hommage qu'il pouvait rendre
à Cervantes : rappeler que ses personnages l'avaient
éclipsé dans la gloire... En plus de toucher
l'indicible vie à travers ces milliers de tableaux
s'unissant, comme les arbres, pour former un
écosystème, nous pouvons, dans le film, retrouver
queques-uns des plus beaux moments de la peinture, comme si, pour
rendre un suprême hommage à la nature,
Frédéric Back avait convoqué, en leur
imprimant sa marque, ses plus beau souvenirs visuels, Monet, Chagall et
même Vinci dont certains oont cru reconnaître le
trait dans la dernière évocation
d'Elzéard".
Article de M. Jacques GAUTIER.
Ancien Délégué du Directeur
régional de l'Office National des Forêts dans le
Haut-Rhin - 1991
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