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Jean
GIONO - LE HUSSARD CHEZ LE BERGER pastiche écrit par Jean-Louis CURTIS - parution aux éditions Bernard Grasset en 1972 sous le titre de : La Chine m'inquiète. Mai 68 vu par... Marcel Proust, Céline, Paul Léautaud, André Breton, Aragon, etc... dont Jean Giono, ici reproduit... au cas où ce texte contrarierait un ayant droit, merci de nous le faire savoir; nous le suppprimerions... bien sûr ! -
Oh, berger !
- Oh, colporteur ! - Ça va, berger ? - Ça va, colporteur. - Elles sont belles, tes brebis, cet été. Elles sont rondes et bouclées, dis, comme les santons à la crèche de Manosque. - C'est le bélier qui les a engrossées. Mon beau bélier, là, tu le vois, noir et cornu comme le diable. - Il a des avantages superbes, dis. Ça ne m'étonne pas qu'il les ait engrossées, tes brebis, avec des avantages pareils. On dirait les campanes de Sainte-Marie-de-Lure. - C'est un vaillant, ce bélier. Mes brebis, elles lui font peur. Il serait toujours à les travailler, les pauvrettes, si je l'écoutais. - Passe-moi ta gourde un peu. Le soleil me tape dessus depuis Vachères, que la route, elle dansait devant moi, toute blanche et crépitante. - C'est un raide forgeron, le soleil. A grands coups de marteau rouge il tape sur la tête des hommes. Bois une bonne goulée, colporteur. Gédéon s'est assis près du berger. Il pousse en arrière son vieux feutre cabossé et il s'essuie le front avec le revers de sa main. Il a une grosse figure taillée dans du granit. Il s'adosse au tronc de l'olivier. Ça sent bon la terre brûlée, la menthe et le lait sur. Il est content, Gédéon. Son cou noueux gonfle et tressaute comme le jabot d'un dindon et il fait le même bruit que les dindons, comme ça, glou-glou-glou. C'est bon, ce jet de vin âpre qui vous coule tout frais dans la poitrine, qu'on ne sait pas seulement s'il s'en va dans la poche de l'estomac ou s'il se déploie d'un seul coup dans toutes les veines et les artères du corps comme un gros éventail de froid violet. Il repose la gourde, il s'essuie la bouche avec sa main poilue. Il dit un long "aha", content qu'il est, d'avoir bu. Le berger regarde Gédéon. C'est dur, d'être colporteur. En été surtout à cause du soleil : et quand c'est pas à cause du soleil, c'est à cause du vent. Quand c'est pas le soleil qui tape, c'est le vent qui se met en colère, ce mauvais. On est bien mieux avec les brebis et le grand bélier, bien au chaud dedans la cabane, ou bien à l'ombre de l'olivier, avec le soleil qui nage tout blond dans le ciel alentour. - Tu sais, berger, qu'à Paris, là-haut, c'est la Révolution ? Le colporteur, il apprend les nouvelles, comme ça, en faisant la causette dans les villages, à l'estaminet. - Paraît que les étudiants, ils veulent tout casser. - Eh, laisse-les casser, qu'il fait, le berger. - Ça t'intéresse pas, on dirait. - Et pourquoi veux-tu que ça m'intéresse, colporteur ? Paris, c'est loin. Leur révolution, ils peuvent se l'accrocher. - Quand même. Paraît qu'ils brûlent les automobile. - Tant mieux. On risquera moins de se faire écraser, en traversant les routes. - Mais, berger, ça va foutre le commerce par terre ! - Et alors ? C'est le commerce qui fait tout le mal entre les hommes. - Si la France ne fait plus de commerce, couillon, qu'est-ce qu'elle va devenir ? - Je vais te le dire, colporteur : elle va devenir un paradis, té ! Comme autrefois, quand il n'y avait pas d'usine, ni de patrons ni d'ouvriers, et que tout le monde, ou a peu près, était berger ou cul-terreux. Le berger a envie de changer de conversation : ces histoires de révolution l'ennuient. La vérité, c'est pas ça, c'est pas la politique. La vérité, c'est le soleil et les étoiles. Si seulement on l'écoutait, lui, le berger, le monde se porterait mieux. Il dit : - Alors, tu viens de Vachères, colporteur ? - Hé oui, je m'en vais à Roqueprune pour voir la Belline. - Et comment elle va, la Belline ? Elle a toujours ses beaux tétons ? - Toujours drus et roses comme deux cochons de lait. Mais pour la bagatelle, cette femme, ce n'est pas tout a fait ça. Elle pense à autre chose, on dirait. - C'est comme mes brebis quand le bouc s'en ressent pour badiner un peu. Elles comprennent pas que le mâle, il a envie de plaisanter, quelquefois. - Et toi, berger, la Mamette, elle va bien ? - Comment, colporteur, tu ne sais donc pas ? La Mamette est tombée dans le ravin, l'an dernier. Morte sur le coup, la pauvre. Nous l'avons mise en terre à Manosque. - Alors, qu'est-ce que tu fais, berger, quand tu t'en ressens pour badiner ? - Bah, j'ai septante-cinq, j'ai passé l'âge de la plaisanterie, colporteur. A un certain âge, il faut laisser ça aux jeunes. Je lis. - Quoi ! - Des tonnes de livres, je lis, depuis que la Mamette n'est plus. - Tu sias lire ? - Dis, j'ai mon certificat d'études, tout berger que tu me vois. - Et qu'est-ce que tu lis ? - N'importe quoi : le journal, les digestes, les romans. Tout. le Gédéon en bée. Lui, il ne sait pas lire. - Dis, berger, fais-moi une amitié, veux-tu ? Lis-m'en un peu, de tes livres. Le berger ouvre son sac. Il en retire un joli livre tout blanc, avec un mince liséré rouge sur les bords. Il tousse. Il se racle la gorge. Il crache dans l'herbe. Fier, qu'il est, de pouvoir lire à cet ignorant de colporteur. - Il s'appelle comment, ce livre, berger ? - Le Hussard chez la Sanseverina. - Et qu'est-ce qu'il fait, ce hussard, chez cette femme ? - Des choses drôlettes. Écoute. Le colporteur s'installe bien à l'aise contre l'olivier. Il glisse dans l'échancrure de sa chemise et se gratte le tendre du ventre. Il écoute avec ses yeux et ses oreilles. La voix du berger, ça vient du profond de la poitrine, c'est droit et juste comme une colonne de bronze. - Angelo s'étendit sur le talus. Les arbres s'effritaient dans une pulvérence dorée. A travers les figures diaphanes de cette fantasmagorie végétale, le ciel palpitait doucement comme une souple tenture d'or. - Oh, dit Gédéon, arrête un peu. Il y a déjà trois ou quatre choses que je comprends pas. Qu'est-ce qu'ils faisaient, les arbres ? - Ils s'effritaient. - D'abord, un arbre, ça ne s'effrite pas. Et dans quoi ils s'effritaient ? - Dans une pulvérence dorée. - Pulvérence ? On dirait un nom d'épidémie... - C'est de la poésie, colporteur. Ce sont des mots de poète. - Enfin, continue. - Angelo pensa qu'il était heureux. Il ne demandait rien d'autre à la vie que ce bonheur impalpable comme le lumière qui à cette heure tendait entre ciel et terre un voile arachnéen et phosphorescent. Il faut être bien épicier, se dit-il, pour rechercher en ce monde autre chose que le bonheur et l'amour. - Oh, dit Gédéon, arrête un peu. Qu'est-ce qu'il a contre les épiciers, ce hussard ? Et pourquoi les épiciers ne feraient-ils pas l'amour, eux aussi ? - Tu ne comprens pas, colporteur. Ce jeune hussard, vois-tu, c'est un aristocrate. Un noble. Alors, forcément, il trouve que les épiciers, ça fait commun. Des sentiments pareils, c'est ce qu'on appelle la distinction. Quand un jeune noble comme Angelo ne pense qu'au bonheur et méprise les épiciers, c'est tout ce qu'il y a de plus distingué. C'est le grand style, couillon ! Gédéon n'en revient pas. - Ce que c'est que de nous ! murmure-t-il. Il se passe la main dans les poils de sa poitrine, roux comme un pelage de renard. - Angelo ne laissait pas que d'être un peu troublé par le souvenir de la duchesse Sanseverina... - Une duchesse ! s'exclame Gédéon. - ... telle qu'il l'avait entrevue dans le cadre rouge et or de sa loge à la Scala, tandis que les pizzicatti des violons soutenaient, en un insaisissable contrepoint de perles et de diamants, la plainte voluptueuse que Donizetti prête à sa Lucia di Lamermoor... - Oh, berger, dit Gédéon. Arrête un peu. C'est trop distingué pour moi. Ça me donne mal de tête. Et ils parlent toujours comme ça, les nobles ? - Toujours, dit le berger. C'est de naissance... - Ce que c'est de nous, quand même ! Qu'il répète, Gédéon. Jean-Louis CURTIS |
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