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"VENDREDI"
du 5 mars 1937 hebdomadaire de gauche antifasciste, pour lequel Giono collabora de 1936 à sa rupture en 1937 Pour la Paix La fonction du poète par Jean GUÉHENNO Jean
Giono est mon ami; ainsi ne pensé-je pas à juger
ses livres, mais seulement à les aimer.
Et d'abord Giono est fils de cordonnier. Je connais ainsi dans la République des lettres quelques fils de cordonniers. Nul doute que cela ne crée entre nous une sorte d'intimité. D'avoir grandi e,tre le bahut aux outils et le baquet où trempent les semelles et les cambrures, au-dessous de la cage où chante le chardonneret, et, tandis que le père coud au ligneul ou rabat les gravures, d'être descendu tout seul au fond du puits aux images, au fond du passé, pour revivre l'histoire des hommes, des ancêtres, et comprendre ce qu'on fait là, à son tour, aujourd'hui, assis sur un tabouret, enfant inquiet et ébloui, à rêver et à se manger le sang; cela, bien plus qu'on ne pense, détermine une vie. Et puis, quand je reçois un livre de Giono, il me semble que ce soit une visite qu'il me fait ou que moi-même sois allé à Manosque. J'entre dans le jardin qui domine la vallée, j'entends sa voix, nous nous serrons les mains, et déjà le voilà qui parle d'aller chercher le mortier, le pilon, des œufs, de l'huile et une gousse d'ail, et de préparer l'ailloli... Ses livres sont pour moi une préparation de cette sorte, tout ensemble savante et naïve, comme les bonnes choses qu'on mange chez les paysans. La phrase coule nourrissante, épaisse et légère, comme l'huile coule de l'huilier, et les mots qu'elle porte sentent encore la garrigue et le soleil. Enfin, dans ce métier qui nous contraint à lire tant et tant de livres, la fatigue, le dégoût, et aussi cette impatience qui nous prend en vieillissant, m'ont décidé à faire choix de quelques principes simples et critiques. J'en suis venu à ne distinguer plus qu'e,tre deux espèces de livres, ceux qui augmentent en nous la vie et l'humanité et ceux qui les diminuent, et je ne veux plus lire que les premiers. Je lis et j'aime les livres de Giono. J'ai conscience d'avoir été hier l'objet d'une faveur spéciale de la Providence. Je voulais lire "Refus d'obéissance" mais je voulais aussi écouter à la radio le concert Pasdeloup. Vers les cinq heures, j'ouvre donc le robinet à musique. O miracle, qu'ai-je entendu annoncer ? "La création" de Joseph Haydn. J'ai pu lire Giono et écouter Haydn. Il me semblait que l'un commentait l'autre. Giono et Haydn, tous deux, chacun à sa manière, faisaient le Dieu, disaient le travail merveilleux des sept jours et célébraient la création. J'ai vu la lumière et les ténèbres se séparer. J'ai vu le premier jour et le premier matin. J'ai vu les vastes eaux s'étendre sous les cieux. Les eaux se sont rassemblées et la terre nue est apparue. Les astres se sont mis à rouler dans le ciel, les étoiles, le soleil et la blanche lune. Et la première petite herbe a frémi dans le vent au ras de la terre. Et les poissons ont peuplé les eaux. Et les oiseaux ont peuplé les cieux, et la première alouette a chanté au-dessus du premier champ de blé. Et toute la terre s'est emplie de bêtes qui vaguaient par les prairies et les halliers. Et voici : j'ai vu paraître le premier homme et la première femme à qui ce monde, comme un magnifique jardin, était donné. Haydn alors fit chanter les anges. Les lèvres de Giono couraient sur ses pipeaux. La création, c(est l'unique sujet de tous les livres de Giono, et, comme dans les anciennes cosmogonies, il faut que, dans son œuvre, l'homme soit le "roi de la nature", et un roi qui ne saurait à rien obéir qu'à l'ordre des saisons et des cieux, avec lequel il est profondément et d'avance accordé, ayant été créé à l'image de Dieu, et devenant Dieu lui-même, le seul Dieu, puisque seul capable de repenser l'univers. Et tandis que les anges de Haydn le musicien chantaient, j'écoutais qui les accompagnaient, la plainte et la protestation de Giono le poète ; "Je trouve que personne ne respecte plus l'homme. De tous les côtés on ne parle plus que de dicter, d'obliger, de forcer, de faire servir... Quant à moi, j'ai écrit pour la vie, j'ai écrit la vie, j'ai voulu saouler tout le monde de vie." En m'envoyant son petit livre, ce "refus d'obéissance" à la guerre, à l'idée, aux lois de la guerre, Giono y a mis cette dédicace : "A J. G. amicalement, pour que les hommes de quarante ans n'en aient pas soixante." Que je lui suis gré de m'avoir rappelé ainsi notre commun devoir ! Oui, les hommes de quarante ans n'ont qu'un seul et même devoir : celui de n'en avoir pas déjà soixante, de ne pas ressembler déjà à ces vieillards qui les jetèrent eux-mêmes dans la guerre, de ne pas trahir la jeunesse d'aujourd'hui, comme ils furent eux-mêmes trahis, de ne pas oublier et d'interdire aux autres l'oubli. Car eux seuls savent ! et quelles misères, quelles souffrances, quelles horreurs, quelles hontes peut évoquer une seule phrase de ce petit livre, et par exemple cette grande image digne d'un évangile, eux seuls le savent aussi : "La 6e compagnie a été remplie cent fois et cent fois d'hommes. La 6e compagnie était un petit récipient de la 27e division comme un boisseau à blé. Quand le boisseau était vide d'hommes , enfin, quand il n'en restait plus que quelques-uns au fond, comme des grains collés dans les rainures, o, le remplissait de nouveau avec des hommes frais. On a ainsi rempli la 6e compagnie cent fois et cent fois. Et cent fois on est allé la vider sous la meule" ... Ils savent que la guerre ne tranche, ne résoud rien, qu'elle ne fait qu'ajouter, aux embarras où se débattent les hommes, l'avilissement. Pris entre de vieilles gens de vieux cœur et de vieilles artères à qui une catastrophe même ne put rien apprendre et une jeunesse un peu folle qui ne sait ni ne peut savoir, ils enseignent la crainte d'une guerre nouvelle qu'eux-mêmes au rest ne feraient plus, ils disent non à cette insidieuse propagande qui doucement accrédite l'idée que la guerre de nouveau pourrait ne pas être inévitable et que même, qui sait, elle pourrait être le moyen horrible mais nécessaire de bâtir l'avenir. Et s'ils refusent de se soumettre à ces rumeurs, s'ils "refusent d'obéir", c'est qu'ils savent ne pas pouvoir se tromper, que leurs souvenirs leur commandent ce refus comme un devoir plus évudent que la lumière, que c'est assez et déjà trop dans une vie d'un seul abandon, d'une seule lâcheté. De grands politiques murmurent qu'un tel refus, qu'une telle méthode manquent d'efficacité politique. J'incline à penser que ce n'est pas si sûr, puisque ce refus leur crée à eux-mêmes tant de difficultés. J'accorderai pourtant que, s'il faut constamment refuser la guerre, il s'agit plus encore de faire en sorte qu'on n'ait pas à dire ce non que nous commande Giono, parce que - et Giono le siat bien, - ce non risque de ne pas être obéi, ne peut pas être obéi, les hommes, bien plus qu'ils ne le pensent, étant encore bêtes. Il n'importe ! Giono a fait tout son devoir d'écrivain, tout son devoir de poète. Je sais un beau mot de Bossuet : il appelait les affaires dont il se croyait chargé, les affaires de Dieu. Son Dieu n'est plus le nôtre. Mais les affaires du poète, de l'écrivain, sont tjrs les affaires de Dieu, et il fait tout son devoir quand, sans souci des criailleries des individus, des partis, des gouvernements, il dit ce qu'il sait être la vérité, quand il fait les affaires de ce Dieu qu'il sait être dans l'homme et que nous finirons bien par créer. Quand la société devient si lourde, avec ses conventions et ses mensonges, avec tous ces ordres qu'elle donne, cette discipline qu'elle impose, quand elle ne pense à se sauver que contre l'homme, alors il est bien nécessaire que le poète, du rocher de sa foi, d'une foi tout humaine, rappelle des vérités contre lesquelles rien ne vaut. Que les indifférents, que les partis, que les gouvernements s'arrangent comme ils pourront avec ces vérités, le poète, lui, a bonne conscience. Il fait les affaires de Dieu. |
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