Dans
son Journal de l'Occupation, à la date du 20 septembre 1943,
Giono note que Vlaminck, dans un livre qui vient de paraître,
l'appelle « le Tino Rossi de la littérature
». Il s'en offusque à peine : « Il n'a
pas tout à fait tort. Il y a un peu de ça. Mais
je crois (peut-être je me trompe. Je ne discute pas), je
crois qu'il n'y a pas que ça. » Ce
quasi-acquiescement d'un écrivain à sa caricature
nous surprend d'autant plus que nous venons de lire l'autre Journal de
Giono, celui qu'il rédigea entre 1935 et 1939. On
était très loin alors de Tino Rossi : «
Je suis en train de construire une sauvage explication des termes de la
vie. Je reconnais cette fois que c'est loin en avant des choses faites
dans ce siècle. C'est loin en avant de tout. » Il
ne cesse de le répéter, presque à
chaque page : ce qu'il écrit est merveilleux et surpasse de
cent coudées la production de ses contemporains. Les livres
à venir se bousculent sous la plume et dans sa
tête. Il dresse les plans de l'oeuvre future, dans
l'enthousiasme et dans la fièvre. Il tutoie les dieux.
Manosque n'a jamais été aussi proche de l'Olympe
; aussi loin de la ritournelle méridionale. Aux antipodes
des daudeteries et des pagnolades.
Est-ce le même écrivain qui note le 24
décembre 1943 : « Il me faut apprendre des mots.
Enrichir mon vocabulaire. Ma phrase sera plus aisée et plus
juste. Des sonorités nouvelles me seront permises, je
donnerai de nouvelles couleurs à mes pensées.
(...) Lire en faisant attention à tous les mots nouveaux
pour moi et les relever, les écrire humblement en listes.
Puis avoir la sagesse de ne pas les employer, ou presque pas,
à part quelques-uns très rares, tant qu'ils n'ont
pas passé dans mon habitude. » ? C'est comme si le
plomb du doute s'était abattu sur le romancier, sur l'homme,
sur son oeuvre et sur sa vie. Comme si l'orgueil qui soulevait tout
ça avait été
piétiné. En 1943, à quarante-huit ans,
Giono se prend pour un vieil écrivain débutant.
Il nous donne des envies de le secouer, de lui faire relire ses
envolées superbes des années 30, du temps qu'il
se préoccupait comme d'une guigne de l'ampleur de son
vocabulaire tout absorbé qu'il était à
faire ce qu'il savait faire mieux que personne : inventer un monde et y
faire croire.
Par bonheur, Giono renaîtra, mais nous l'avons
échappé belle. L'histoire a bien failli
écraser ce poète. Les deux journaux
inédits permettent de comprendre pourquoi. Pourquoi,
d'abord, Giono, qui n'a jamais rédigé de journal,
a choisi de le faire dans ces années troublées.
« C'est une manifestation de ma solitude. Peut-être
une défense secrète contre cette solitude
», écrit-il, dès la première
page. Il a choisi de vivre loin de Paris, contre Paris et ses
intellectuels, près de la terre, qui est «
vraiment une admirable puissance d'équilibre et de joie
». Mais ce solitaire, ce sauvage qui se sent
gêné par la compagnie des hommes a aussi
décidé les temps l'y incitent de «
faire partager sa joie », de délivrer son message.
C'est une navigation dont il ne connaît pas les
règles et qu'il devine contraire à son
tempérament. Ce Journal est sa boussole pour une
expédition dans le monde réel dont il pressent
les embûches. En contrepoint, comme pour se rassurer et faire
le lien, Giono y note aussi ce qui lui importe vraiment : la
progression de son oeuvre.
Dès les premières pages, on pressent le drame.
Giono est un écrivain d'une absolue
sincérité : il croit que ce qu'il invente est
vrai. Et ça l'est, sans doute, à la
manière d'Homère, mais Homère n'a pas
à se colleter avec la réalité, avec le
nazisme et le stalinisme, pas même avec Chautemps et
Daladier. Homère ne hait pas le monde dans lequel il vit,
Giono si. C'est pour cela qu'il s'affirme révolutionnaire et
qu'il commence par soutenir les communistes. Mais sa
révolution n'est pas ce monde. Ses amis exaltent le
prolétariat, lui rêve d'une paysannerie
universelle, des Basses-Alpes
généralisées. Plus d'usines, plus
d'asphalte, plus de bibliothèques « la
découverte de l'imprimerie a été l'une
des plus grandes catastrophes du monde » , plus de Paris
enfin, « ce faux moyen de vivre ». Un monde de
pureté, communiant dans le culte des « vraies
richesses », où ne s'affrontent plus que les
hommes libres les « caractères » et la
nature dans un combat titanesque, amoureux et éternel. Les
amis s'éloignent, un à un.
Le Journal est empli de lettres de rupture, souvent
précédées de discussions
bienveillantes et patientes ; mais on ne transige pas avec l'absolu, et
Giono écarte ceux qui osent douter des vertus du pacifisme
face à Hitler. Les disciples viennent remplacer les amis
remerciés. Autour de Giono vient se former une petite garde
d'adulateurs à qui les randonnées du Cantadour
servent de cheminement intellectuel. Giono jouit à la fois
de son isolement avoir raison contre tous est un alcool qui monte
à la tête et du statut de prophète que
lui octroient ces campeurs au regard clair et au mollet alerte. Rien ne
le fera plus bouger de son piédestal, même la
guerre d'Espagne.
Il y a de la grandeur dans cet aveuglement ; une manière de
croire son imagination plutôt que les journaux dont on a peu
d'exemples chez les gens sensés. Le 24 novembre 1938, il
accepte l'idée saugrenue d'une rencontre avec Hitler pour
qu'il « prenne l'initiative d'un désarmement
général universel ». Il compare son
combat à un voilier magique : « Quand on le voit
rien ne paraît plus beau que d'être englouti avec
lui. S'il s'engloutit. »
Le génie littéraire de Giono n'y peut rien : les
naufrages ne sont admirables que pour les spectateurs, pas pour ceux
qui se noient. Le Giono de 1943-1944 est un homme cassé. Il
a perdu tous ses repères ; Vichy l'adore, la propagande
allemande fait des films sur lui ; il voit le piège, mais il
ne fait rien pour l'éviter. Il se bouche les yeux et les
oreilles. Un ami juif vient le voir : « Il me demande ce que
je pense du problème juif. Il voudrait que
j'écrive sur le problème juif. Il voudrait que je
prenne position. Je lui dis que je m'en fous, que je me fous des juifs
comme de ma première culotte ; qu'il y a mieux à
faire sur terre qu'à s'occuper des juifs. Quel narcissisme !
»
Giono n'est pas intelligent ; cela arrive aux plus grands
écrivains. Il a une extraordinaire imagination et pas de
jugement. Il se trompe même sur son oeuvre. Il
écrit : « Ma sensibilité
dépouille la réalité quotidienne de
tous ses masques ; et la voilà telle qu'elle est : magique.
Je suis un réaliste. » Le plus naïf de
ses lecteurs sait qu'il est tout sauf réaliste :
visionnaire, épique, flamboyant, mystique, transformant des
petits drames paysans en tragédies shakespeariennes et sept
villages provençaux en autant de cercles de l'enfer. Mais
lui, lorsqu'il sort de ses livres, s'en tient à cette maigre
étiquette. Dans ses Notes sur l'affaire Dominici de 1954 que
redonne cette édition, c'est encore son «
réalisme » qu'il met en avant.
Giono, qui suit le procès pour le compte d'un journal
parisien, se présente comme une sorte d'expert en paysans de
Provence : « Je suis du bâtiment. Je sais
à peu près de quoi est fait l'accusé
car la matière qui le compose et l'esprit qui a
animé cette matière pendant soixante-seize ans,
je les ai vus plus de mille fois composer des paysans que je connais.
» Il connaît les Dominici, les témoins,
les jurés comme s'il les avait faits. Ils deviennent des
personnages de Giono, malgré eux. Voilà le vieux
Gaston Dominici transformé en roi barbare ; Clovis et
Gustave, ses fils, sont des dauphins que le commerce des hommes l'un
d'eux a fait de la résistance a privé d'une part
de leur souveraineté. Quant à la femme de
l'accusé, « c'est Hécube... une reine
qui sait son droit. » Tout cela est très beau,
raconté par Giono. Il ne lui vient pas à l'esprit
que c'est du Giono : c'est la vérité des
Dominici, celle que ne pourront jamais comprendre le
président, l'avocat général et tous
ces enquêteurs que l'écrivains rassemble sous une
entité froide, abstraite et évidemment ignorante
: le Dossier.
Giono fait mieux. Après avoir annexé l'Affaire et
ses protagonistes à son univers, fait échapper
Lurs à sa géographie réelle pour la
faire entrer dans ce territoire imaginaire des « hautes
terres » dont il est le seul maître, il s'appuie
sur cette reconstruction romanesque pour faire la preuve du
réalisme de son oeuvre : « Quand j'ai
publié mes premiers livres, on a dit que « mes
paysans » n'étaient pas vrais. On voit maintenant
qu'ils l'étaient. » Imparable tautologie d'un
magicien.
Mais la mythologie rêvée et inventée
par Giono est faite de blocs si finement jointés, elle
adhère au réel par tant de détails
exacts, qu'elle s'impose comme la vérité. Il est
amusant de constater qu'à Paris un de ces jeunes
intellectuels de gauche sophistiqués que Giono
déteste prend appui sur le compte rendu d'audience de Giono
et sur sa thématique la toute- puissance de la
rhétorique urbaine acharnée contre un paysan
pauvre en mots pour dénoncer dramatiquement le «
terrorisme » de la justice : « Voler son langage
à un homme au nom même du langage, tous les
meurtres légaux commencent par là. » Ce
jeune écrivain se nomme Roland Barthes. Son texte s'intitule
: Dominici ou le triomphe de la littérature (1).
PIERRE
LEPAPE
Ecrivain et journaliste, Pierre Lepape est un critique
littéraire aussi brillant qu'exigeant. Il a longtemps tenu
le fameux feuilleton littéraire du journal Le Monde.
(1) PUBLIE DANS LES LETTRES
NOUVELLES, LA REVUE DE MAURICE NADEAU EN 1954, LE TEXTE DE BARTHES A
ETE REPRIS EN 1957 DANS MYTHOLOGIES (LE SEUIL).