Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive - Jean GIONO

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Au cas où vous utilisiseriez ce texte, merci d'en citer l'origine www.giono.com (site non officiel depuis 12/2000)


Maximilien Vox dans "Les Écrivains Contemporains"
Monaco, Les Éditions du Palais - Revue littéraire N°8 d'août-septembre 1953
(après qu'il eut reçu le Prix du Prince Rainier III - en avril de la même année).  

Croissance de Giono.
Jean Giono est célèbre. Est-il connu ? Cela est moins sûr.

Rien de moins clair que ces yeux clairs, ce sourire limpide, cette voix ensoleillée : vivre à ses côtés vous remet à l'esprit l'émouvante formule barrésienne : "Le mystère en pleine lumière".
Son cas est celui de l'écrivain illustre en train de devenir un autre écrivain illustre.
Le public qui lit, le grand public, l'adopta d'emblée et lui fit un succès éblouissant pour un jeune homme. A l'instant il est en train de lui en faire un second, et pour des raisons qui ne sont pas toutes les mêmes.
C'est ici le lieu de se pencher sur une si admirable anomalie. Un homme de lettres qui, à cinquante ans, se renouvelle sans rien perdre de lui-même, méritait que l'hommage de la masse s'exprima à la place qui convenait; peut-être aussi qu'un homme du livre en fût chargé.
Giono, donc, comme chacun sait, vit à Manosque où il est né; et c'est le gros de sa légende. Le jour où, de petit clerc, il en fut élevé à l'enviable rang de directeur d'agence - sa banque envisageant de le nommer à Antibes, il démissionna c'était trop loin.
Voyez-le, Jean-le-Bleu, si simple, patriarcal; présidant sa belle tablée familiale dont chantent les couleurs : rouge de la nappe et jaune des pichets, le vin, les olives et l'aïoli, les robes à fleurs de ses filles charmantes; au bout de la treille, les toits roses de le vieille ville sur le bleu perle du ciel... Voici, direz-vous, un primitif, un homme des champs, un écolier du sage de Maillanne : bref, l'auteur, en tous points ressemblant, de Colline, de Regain et de Baumugnes.
Et puis montez - sa facile bienveillance aidant - à la cellule blanche qu'il s'est aménagée pour y travailler à la longueur de son geste, au rythme de ses heures. Entre les livres, les fenêtres y sont deux cadres où s'inscrivent, d'une main un Mont des Oliviers, plombé tour à tour et doré, de l'autre une enfilade de vues, de paysages et d'horizons qui se vont perdre dans les lumineux confins du ciel, du Luberon et de la Durance. Une lucarne, en coin, ajoute la miniature d'un flocon de nuage et d'une pointe de cyprès...
Tel est le thème sur lequel a brodé Giono; tel, le décor où se superposent, grâce aux surimpressions de l'imagination, vingt épaisseurs d'images, de couleurs et de formes. Que ma joie demeure, Poids du Ciel, Le Chant du Monde, les hymnes panthéistes les plus authentiques de ce temps ont pris ici et leur source et leur pouvoir. Mais encore ?
Giono aura été le romancier qui mit la Basse-Provence sur la carte littéraire; il fut le joueur de flûte qui attira vers sa bergerie du Contadour des processions de pèlerins; et de badauds. Mais un "régionaliste", au sens courant du mot, nullement; ce fils de Picarde et de Piémontais, qui point n'ignore la séduction d'une pointe d'accent, n'a garde d'écrire un mot de provençal, et se refuse au félibrige. Le monde est en lui, le monde entier est là où il est; le local et le particulier lui sont les portes de l'éternel.
Autant que l'ampleur de sa charité, son verbe - nourri, l'a-t-on assez remarqué ? de rythmes bibliques - par-dessus la tête des lettrés et des scribes, allait au cœur des foules, en quête éternelle de prophètes et d'apôtres. Ce solitaire devenait un populaire.
Que d'autres s'en fussent contentés !
Or il est advenu que vers le cap de la cinquantaine, à l'âge où l'on ne songe qu'à disposer au mieux ses lauriers, Jean Giono a choisi de se dépasser.
Tout le préparait à cette seconde éclosion : le succès et la solitude; les méthodes du travail régulier, des vastes lectures, les loisirs de la méditation; et la conscience, peut-être, d'appartenir à cette race des grands "conteurs d'histoires" qui, de Tourguenev en Hemingway, de Mérimée en Thomas Mann, ont maintenu dans sa ligne la littérature d'Occident. Un Roi sans Divertissement (1947), Mort d'un Personnage (1949), Les Ames Fortes (1950), hier Le Hussard sur le Toit, romans d'une nouveauté, si l'on ose dire, classique, encore que singuliers, périlleux par endroits, ont révélé ce Giono deuxième manière sans faire oublier le premier, certes, puisqu'ils en conservent et la saveur de style et l'humanité de l'inspiration. Mais en épurant l'un de tout vestige de métier, mais en exaltant l'autre jusqu'à la plus curieuse et inquiète violence de l"âme....
DE quelles épreuves, de quels retours intimes et quelles nécessaires contemplations s'est faite cette maturation ? S'il y eut lutte, comme il y eut méditation, notre Giono des années 50 en sort libre et vainqueur. Tout au plus semblerait-il que soit passé dans son rang un peu de ce qu'il faut bien appeler le "stendhalisme", virus qui porte avec lui tant de gaieté lucide et de ferme courage.
La France possède aujourd'hui en Giono un champion hors classe, dans la compétition avec les littératures étrangères. Son œuvre actuelle réunit, en effet, les trois caractéristiques essentielles d'un rayonnement populaire à l'échelle mondiale : la puissance de l'action, une atmosphère psychologique, et un style traductible.
Un nouveau Joseph Conrad, qui aurait ses références intellectuelles, tel nous apparaît, à ce point de suspens du siècle vingtième, notre ex-Jean le Bleu.
Ce qu'il aura de gloire sera semblable - mais à rebours dans le temps - à celle d'un maître devancier, Léon Tolstoï, qui d'abord conta à ravir le monde, et puis devint prophète.
Jean, tu as fait le contraire : de tout cœur, sois-en remercié.


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